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Le terme « écologie » fut introduit en 1866 par le biologiste allemand Ernst Haeckel, grand représentant du darwinisme dans l’Allemagne de la fin du 19e. Dans son travail d’élaboration progressive d’une anthroposophie, Rudolf Steiner prit la défense de Haeckel face aux créationnistes. Steiner n’utilisa pas lui-même le terme d’écologie, mais ses propos sur les interactions entre l’être humain, la terre et le cosmos expriment une pensée écologique globale et cohérente. Dans cet article, Aurélie Choné, de l’Université de Strasbourg, présente les fondements d’une conception de la nature que l’on connaît aujourd’hui surtout à travers ses applications concrètes, notamment l’agriculture biodynamique. Elle y retrace les grandes sources d’inspiration – des sciences naturelles au « goethéanisme » en passant par l’alchimie – qui ont permis de poser les bases d’une « pensée écologique spirituelle » que l’on connaît aussi sous le nom d’« anthroposophie ».
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Même si la situation écologique de la planète était moins préoccupante au début du 20e siècle qu’aujourd’hui, le fondateur de l’anthroposophie Rudolf Steiner (1861-1925) se souciait de l’avenir de la terre, qu’il percevait comme un être vivant en voie d’évolution et de vieillissement. Il était notamment inquiet de voir se développer certaines techniques dans l’agriculture, en particulier l’emploi de substances de synthèse chimiques. Mais bien avant son Cours aux agriculteurs donné en 1924, un an avant sa mort, Steiner s’est intéressé à la nature et a développé un lien très fort avec elle : enfant, il aimait observer les pierres et les plantes. Étudiant, il fit une rencontre déterminante pour lui avec un herboriste qui l’initia au mystère des plantes1. À Weimar, de 1890 à 1897, il a été chargé de l’édition des écrits naturalistes de Goethe. Fasciné par les sciences naturelles de son époque – notamment par la théorie de l’évolution, qu’il interprétait sur un plan spirituel2 – mais profondément insatisfait par leur approche, qu’il jugeait analytique et matérialiste, Steiner élabora une nouvelle théorie de la connaissance basée sur la méthode goethéenne ou « goethéanisme ». Un autre courant fondamental de l’ésotérisme occidental nourrit sa conception de la nature vivante : l’alchimie, en particulier le paracelsisme, qui repose sur une vision globale de l’être humain en tant que corps, âme et esprit, microcosme relié à la terre (macrocosme) et au cosmos entier. De la même manière que les plans matériel et spirituel sont intimement liés (et même identiques) chez Steiner, la théorie et la pratique le sont également, comme il ressort des multiples applications concrètes, dans la matière, des principes de sa pensée « écologique » : j’évoquerai quelques unes des conséquences pratiques de cette pensée dans les domaines de la médecine, de l’agriculture et de la pédagogie, ainsi que leurs enjeux éthiques
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Rudolf Steiner n’a pas seulement étudié les travaux naturalistes de Goethe qu’il a édités. Il s’est aussi passionné pour les sciences naturelles de son époque et s’est notamment intéressé au biologiste Ernst Haeckel (1834-1919) qu’il a rencontré personnellement à Weimar en 1894, à l’occasion de son 60e anniversaire.
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L’ouvrage de Haeckel Generelle Morphologie der Organismen paraît en 1866 à Berlin. Cette publication sera suivie de nombreux autres travaux de synthèse sur différents domaines de la biologie, à la lumière de la théorie de l’évolution de Charles Darwin (1809-1882). Haeckel utilise pour la première fois le terme « écologie » : « Par écologie, nous entendons la totalité de la science étudiant les relations de l’organisme avec l’environnement ; cette science comprend, au sens large, toutes les conditions d’existence. »3 L’adaptation à l’environnement et la lutte pour la vie sont, selon le biologiste, au cœur de ces conditions d’existence : tout organisme tente de s’adapter au contexte dans lequel il évolue ; la sélection naturelle s’opère « en contexte ». Dans ses ouvrages ultérieurs, notamment dans Natürliche Schöpfungsgeschichte (1868) et Die Welträthsel (1899), Haeckel contribue à vulgariser et populariser le darwinisme.
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Dans Anthropogenie (1874), le naturaliste applique à l’être humain les méthodes qu’il a développées dans Generelle Morphologie, notamment la « loi biogénétique » (aujourd’hui controversée) selon laquelle l’ontogénèse (évolution de l’individu) récapitule la phylogénèse (évolution de l’espèce à laquelle appartient l’individu), autrement dit selon laquelle un organisme ou un individu traverse durant son développement tous les stades des formes de vies ayant mené jusqu’à lui. Pour Rudolf Steiner, « (…) la pensée phylogénétique de Haeckel est le fait le plus significatif de la vie spirituelle allemande pendant cette deuxième moitié du 19e siècle. (…) Il n’existe pas de meilleure base scientifique pour l’occultisme que l’enseignement de Haeckel. »4 Pour comprendre l’admiration de Steiner pour Haeckel, il convient de se replacer dans le contexte de l’époque : les idées de Darwin étaient toujours fortement combattues en Allemagne comme en France, et si la sélection naturelle était admise comme moyen d’évolution, la doctrine de la descendance appliquée à l’homme trouvait encore d’ardentes oppositions. Steiner combat comme Haeckel le créationnisme, qui prétend que Dieu est le créateur de l’univers. Lui et Haeckel ont un adversaire commun : l’Église, qui a fait de la nature un adversaire et non un partenaire. Dans plusieurs écrits comme Conception du monde et de la vie au 19e siècle 5 et Haeckel et ses adversaires6, Steiner s’efforce donc d’exposer à ses contemporains « la grandeur de l’idée de Haeckel sur la phylogénétique ».
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Il convient cependant de nuancer rapidement l’admiration de Steiner pour Haeckel en poursuivant la citation précédente : « Cet enseignement est grandiose et Haeckel en est le plus mauvais commentateur. »7 Haeckel est en effet, selon Steiner, un « enfant » en matière de philosophie8 : « Si Haeckel avait, si peu que ce soit, étudié la philosophie (…), il aurait certainement extrait de ses mémorables études phylogénétiques les conclusions spiritualistes les plus élevées. »9 Or, son monisme évolutionniste est influencé par un courant apparu au milieu du 19e siècle, représenté notamment par le médecin suisse Carl Vogt (1817-1895), le physiologiste néerlandais Jakob Moleschott (1822-1893) et le naturaliste allemand Ludwig Büchner (1824-1899)10 : le « matérialisme scientifique » 11. Selon Haeckel, matière et énergie sont les deux attributs inséparables d’une substance unique, qui explique la vie et la pensée au même titre que les phénomènes inorganiques. Dans cette perspective, la connaissance résulte du travail des cellules de notre cerveau, et les sciences de l’esprit sont un chapitre de la biologie. C’est tout l’inverse pour Steiner, qui juge la méthode d’investigation analytique des sciences naturelles inadaptée pour appréhender le vivant dans sa globalité ; les instruments de l’observation (microscope, télescope…) n’offrent selon lui qu’une vue parcellaire de l’objet étudié en le coupant de son environnement et en éliminant toute influence extérieure :
« (…) que fait la science aujourd’hui ? Elle prend une petite coupelle, y dépose une préparation, qu’elle isole soigneusement et y plonge le regard. On élimine toute influence extérieure, et c’est le travail au microscope ! Nous faisons exactement le contraire de ce qu’il faudrait faire en réalité pour comprendre les immensités lointaines. On ne se contente pas de s’isoler dans une pièce de laboratoire, mais en plus on s’enferme dans un instrument pour bien se mettre à l’abri de la magnificence du monde. (…). »12
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Par ailleurs, en plaquant une grille conceptuelle sur le vivant, du type des classifications de Linné, la méthode scientifique réifie l’objet étudié et lui ôte toute vie. La production artistique de Haeckel, qui tente d’appréhender les plantes dans leurs formes, leurs couleurs et leurs mouvements, semble dans cette perspective approcher bien davantage l’énigme du vivant que sa démarche scientifique, bloquée par l’imposition de concepts rigides13.
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Le vivant représente pour Steiner un seuil pour la connaissance « intellectuelle », une réelle « énigme » à l’époque de l’âme de conscience : l’homme moderne qui souhaite comprendre intellectuellement une plante et les lois qui président à sa formation, atteint les limites de la biologie moléculaire et de la génétique. Pour lui, il n’est possible de comprendre et de connaître le vivant que grâce à une pensée vivante, c’est-à-dire en se reliant aux forces éthériques modelantes, en se plongeant dans le monde du devenir d’où sont issues les formes vivantes. Pour ce faire, l’être humain doit développer de nouveaux organes ou instruments de perception capables de lui ouvrir les portes du monde suprasensible. C’est pourquoi Steiner propose une théorie de la connaissance alternative. Il propose d’aller plus loin que Darwin et Haeckel grâce à Goethe, de passer d’une science de la nature (Naturwissenschaft) à une science de l’esprit (Geisteswissenschaft) en prolongeant l’épistémologie goethéenne.
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Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) ne fut pas seulement l’un des plus éminents poètes allemands du 18e siècle. Il étudia également la physique, la minéralogie et la biologie. Dans le cadre de ses recherches en botanique, il examina la constitution et le développement des plantes annuelles. Cette étude fut la première publication scientifique majeure de Goethe. Elle parut en 1790 sous le titre Essai sur la métamorphose des plantes14 :
Ses conclusions firent grand bruit dans les milieux scientifiques de l’époque. Quoique maintes fois critiqué, l’ouvrage fut réédité plusieurs fois, traduit en plusieurs langues, puis intégré dans les manuels de botanique. Goethe reprit les recherches de Linné sur la notion de métamorphose pour décrire la modification de la forme dans la nature. Il s’intéressa à l’évolution des différentes formes de feuilles qui poussent de manière successive et différenciée. Ses descriptions détaillées des organes et de leur transformation, fondées sur des exemples pertinents, constituaient une nouveauté pour la botanique de l’époque ; et son idée d’un lien de parenté entre les types de feuilles en vertu d’un plan d’organisation commun reste encore valable de nos jours.15
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L’approche goethéenne de la nature peut être qualifiée de « phénoménologique » en ce qu’elle repose sur une observation attentive de la nature et sur une méthode adaptée à l’objet étudié. Au lieu d’appliquer à une roche, une plante ou un animal la même méthode d’étude, au lieu de les isoler et de plaquer sur eux une grille de lecture abstraite et artificielle, Goethe cherche, par une observation très fine des phénomènes dans leur contexte, à tirer la méthode de l’observation de l’objet examiné lui-même. Au lieu de projeter des modèles tout prêts – en considérant par exemple une feuille de plante comme un simple capteur solaire, ce qui la réduirait à une simple machine – il s’agit d’appréhender la feuille dans sa globalité, sa forme, sa couleur, son parfum, son environnement, etc., en intensifiant ses différentes perceptions sensorielles. Attention, absence de jugement, détachement, attitude d’ouverture et d’étonnement, sont les préalables indispensables à cette approche qualitative : « Ce ne sont pas les sens qui nous trompent – écrit Goethe – mais le jugement. »16C’est pourquoi « le botaniste doit s’abstenir de tout jugement en étudiant une plante, il doit examiner ce qui est et pas ce qui plaît ; il doit adapter les critères pour un jugement porté, non par rapport à lui-même, mais en fonction de l’objet examiné. »17
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Par ailleurs, la phénoménologie de la nature goethéenne est une philosophie de la vie qui considère que le vivant est toujours en mouvement, dans un processus d’« intensification » (Steigerung) conduisant les formes à manifester toujours mieux l’idée première qui leur est sous-jacente. Il est impossible de comprendre la vie à partir de l’interaction de ses éléments morts en un instant t. La plante n’est pas entièrement présente en un instant donné mais se manifeste au contraire au cours du temps, dans un processus de progression ascendante au cours duquel elle tend peu à peu à incarner l’idée dont elle est une des manifestations. Ainsi, pour observer la totalité d’une plante, il faut la regarder à un moment donné dans son milieu et, d’autre part, la regarder dans le temps, de la graine qui germe à la prochaine graine qu’elle formera.
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Le concept de Urpflanze ou « plante primordiale » développé par Goethe signifie que le même principe formateur invisible agit dans chaque espèce végétale en se spécialisant dans une direction particulière. Dans son Essai sur la métamorphose des plantes, il décrit la feuille et son nœud originel, l’organe fondamental de la plante, qui se transforme par degrés, de la graine jusqu’au fruit, pour revenir au germe initial, à travers une double polarité – l’une caractérisée par la succession des phases de contraction et d’expansion, l’autre par la division en deux sexes (pistil et étamines) et leur réunion dans la fécondation – et une triple métamorphose : dans les feuilles, dans la fleur puis dans le fruit – sachant que l’objectif ultime, la « destinée », le sens de ces métamorphoses – à savoir « die höhere Welt », selon la fin du poème de Goethe – représente une finalité interne et non externe à la nature. Notons que le modèle goethéen, qui repose sur la polarité entre un type idéel et ses manifestations dans des formes sensibles, témoigne de l’équilibre entre classicisme (à travers l’importance donnée au monde idéel) et philosophie de la nature romantique (avec sa conception des cycles de la vie, des polarités, de l’action de l’amour, des correspondances entre microcosme et macrocosme…).
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Pour accéder à cette plante primordiale, à cet archétype de la plante dont sont issues toutes les formes végétales, pour comprendre les principes formateurs de toutes les plantes, il est nécessaire selon Steiner de pénétrer dans un domaine qui ne relève pas du monde sensible. Afin d’accéder à une autre forme de connaissance et à une véritable compréhension du langage de la nature, il convient de développer des organes permettant de percevoir l’idée suprasensible de la plante à partir de ses différentes formes sensibles. L’ouverture de ces « sens supérieurs » n’est possible selon Steiner qu’avec l’aide de la science de l’esprit et grâce à un chemin de connaissance passant par un total oubli de soi : « Il faut laisser les choses et les événements s’exprimer par eux-mêmes, plutôt que de s’exprimer à leur sujet. Il faut aussi étendre cela au domaine des pensées. (…) Grâce à cette pratique on se rend réceptif à son environnement. »18 Il s’agit de comprendre la plante à partir d’elle-même, de plonger en elle par la méditation pour la comprendre de l’intérieur. Cette approche « objective » (car centrée sur l’objet) se double d’une activité imaginative qui permet de saisir l’activité formatrice de la plante, sa « morphologie spirituelle » : « Nous devons développer, à partir de la forme primordiale, chaque cas particulier qui se présente à nous. »19 – écrit Steiner dans sa Théorie de la connaissance chez Goethe. Le typus représente le principe suprasensible immanent qui manque aux théories de l’évolutionnisme matérialiste pour expliquer la différenciation des formes organiques. Steiner est convaincu que « la théorie de Darwin présuppose le type (…). Tel un fil rouge, le type passe par toutes les étapes évolutives du monde organique. C’est lui que nous devons tenir pour parcourir, avec lui, ce grand domaine si riche en formes diverses. »20
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L’activité imaginative permet de suivre ce fil rouge et de prendre part à la façon dont les principes formateurs de chaque espèce émanent de la plante primordiale, c’est-à-dire de percevoir sa morphologie spirituelle : pénétrer à l’intérieur de la feuille, observer, noter, accueillir avec dévotion la plante en soi, percevoir intérieurement par une pensée vivante les forces de vie qui ont donné naissance à la forme de la plante – tout cela permet de participer intérieurement au processus de croissance pour essayer ensuite de le « recréer » en imagination.
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Steiner juge nécessaire d’approfondir notre perception de la nature grâce à une pratique méditative ; il propose par exemple l’exercice de méditation suivant : observer les étapes de la croissance, de la germination et du flétrissement d’une espèce végétale. L’expérience du fleurissement est selon lui comparable au lever du soleil, et celle du dépérissement à la lente montée de la lune. Il propose aussi de développer un sens affiné du changement des saisons : « être capable de germer avec la plante, de fleurir et de fructifier avec elle. (…) celui qui aura su vivre en symbiose avec la nature au printemps apprendra aussi à mourir avec elle à l’automne. » 21 Selon Steiner, cette participation à la mort de la nature éveillera en l’homme la conscience de soi, un « germe spirituel-psychique », une « force de la vie intérieure »22 qui le rendra véritablement libre.
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La pensée vivante, créatrice, qui est en jeu ici permet selon Steiner de surmonter, à l’aide des forces modelantes du corps éthérique, l’approche conceptuelle délétère qui caractérise le mode de connaissance de l’homme moderne : ce n’est qu’en accédant au monde suprasensible que celui-ci peut devenir véritablement créateur. L’enjeu épistémologique est de dépasser une connaissance intellectuelle figeant et réifiant le vivant au profit d’une conscience imaginative, seule capable de réunir activement les manifestations phénoménale et idéelle, pour obtenir leur identité.
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Ainsi, Steiner critique la méthode d’investigation des sciences naturelles de son époque au nom d’une connaissance globale. Il est impossible pour lui d’étudier une plante de manière isolée, en l’arrachant à son environnement ; il faut considérer le sol dans lequel elle pousse et l’univers entier qui l’entoure. Montrons à présent en quoi consiste cette connaissance globale et en quoi elle se rattache à un courant particulier de l’ésotérisme occidental, le paracelsisme.
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Selon Steiner, « la nature est un tout, les forces agissent de tous côtés, et celui dont l’esprit est capable de s’ouvrir à la manifestation de ces forces, celui-là comprend la nature. (…) le jour où nous parviendrons à retrouver le chemin vers le macrocosme, nous arriverons à nouveau à comprendre la nature et bien d’autres choses encore. »23 Selon Steiner, le médecin, alchimiste et astrologue Paracelse (1493-1541) est justement ce génie qui a cherché à appréhender les mystères du cosmos tout en approfondissant ceux de la terre et de l’homme24. Il a notamment montré que dans la nature, il n’existe rien qui ne ferait que prendre sans donner en retour car « la nature est une et son origine est une. Un vaste organisme dans lequel les choses naturelles s’harmonisent et sympathisent réciproquement. Le macrocosme et le microcosme ne font qu’un. »25 La conception de la nature de Steiner doit beaucoup au paracelsisme et se distingue d’une interprétation spencérienne de Darwin en ce que l’interdépendance entre tous les êtres vivants est pour lui l’effet d’une autorégulation générale et non d’un principe égoïste de sélection naturelle lié à la lutte pour la vie (struggle for life)26. À titre d’exemple, les abeilles, les guêpes et les fourmis ne sont pas seulement des pillardes pour les fleurs, elles leur offrent en même temps la possibilité de mener leur propre existence. L’abeille vivifie toute la fleur grâce à son affinité avec elle. La ruche est pour Steiner l’exemple parfait d’une globalité où s’accordent le donner et le prendre. « Ainsi les poisons qui provoquent une inflammation sont en même temps, continuellement, des remèdes contre le dépérissement. »27 – nous dit Steiner. « Selon cette conception – résume Matthiew Bardon – chacun est au service de chacun. Le microcosme de chaque être est comme une cellule parmi beaucoup d’autres, dans un organisme commun. »28
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Steiner anticipe ici l’« hypothèse Gaïa » de James Lovelock29 en affirmant que la terre n’est pas seulement « matière », mais un être vivant, intelligent, en mouvement, qui respire, veille et sommeille. Cet organisme est composé de quatre règnes (minéral, végétal, animal et humain), de quatre éléments30 emplis eux-mêmes d’êtres vivants, les élémentaux31 ; il est animé de polarités et de rythmes précis32. Il est également pourvu de fluides et d’organes. Steiner compare l’eau au « sang de la terre »33. Les sources seraient ses yeux tandis qu’elle possèderait ses entrailles dans la mer. Steiner reprend la métaphore bien connue de l’organisme34 en comparant par exemple les plantes aux cheveux de la terre, aux organes sensoriels, langue, nez, yeux de la terre, voire à l’âme de la terre : « Nous scrutons pour ainsi dire, de la même façon que nous regardons un autre être humain dans les yeux, la terre jusque dans son âme, dès lors que nous comprenons qu’elle nous livre cette âme à travers les fleurs et le feuillage du monde végétal. »35 Le règne végétal revêt une importance fondamentale pour Steiner36. Il est intimement lié au cosmos : « le ciel entier avec toutes les étoiles participent à la croissance de la plante ! ».37 Enfin, à travers différents exemples issus du règne animal, notamment de la vie des insectes, Steiner a recours à la notion d’intelligence de la terre car l’idée d’instinct ne lui semble rien expliquer du tout. En prêtant à la nature une « intelligence » de l’équilibre, supérieure à l’intelligence humaine, dont la finalité serait morale, à savoir assurer le triomphe du vivant, Steiner semble anticiper une idée centrale du fondateur de l’écologie profonde, Arne Naess.
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Pour Steiner comme pour Paracelse, l’être humain est un microcosme : il porte en lui le monde, toute la nature, tous les règnes. Il n’a pas seulement une enveloppe matérielle, mais également un corps éthérique et une dimension spirituelle. Steiner porte un autre regard sur les organes ; par exemple, le cœur a selon lui été entièrement formé par les courants sanguins : « Il en va de même pour les autres organes. Ils sont bien davantage le résultat de l’effet des courants circulatoires que leur cause. (…) On peut imaginer une rivière sautant un rocher, qui produit toutes sortes de figures, puis poursuit son cours. »38 La matière apparaît dans cette perspective comme du fluide consolidé. Les interactions et les concordances entre microcosme et macrocosme sont au cœur de cette pensée holistique : « L’homme, en tant qu’être physique, n’est pas une réalité en soi isolée, il est un être physique uni à toute la terre. »39 Les rythmes de la terre sont à mettre en relation avec nos propres rythmes, qui s’intègrent dans le rythme annuel : « Les processus rythmiques qui se déroulent dans notre propre organisme nous mettent dans un certain rapport avec l’environnement. »40
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Soulignons enfin le rôle particulier que l’être humain a à jouer vis-à-vis de la nature, à savoir le rôle de l’alchimiste qui « libère » une parcelle de nature, qui « parfait » la nature. Si l’homme réussissait à « conduire à son terme ce qui n’y est point parvenu »41, alors l’univers jubilerait d’avoir atteint son but, pour reprendre les mots de Goethe cités par Steiner :
« Lorsque la saine nature de l’homme agit comme un tout, qu’il se ressent dans le monde comme dans un grand tout, beau, digne, que le bien être harmonieux lui offre un ravissement pur et libre : alors l’univers, s’il pouvait se ressentir lui-même, jubilerait d’avoir atteint son but et d’admirer le sommet de son propre devenir et de son propre être. » 42
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À la fin de cette partie sur les fondements théoriques de l’écologie spirituelle de Steiner, j’aimerais brièvement évoquer la question de la Naturphilosophie romantique. Bien que Steiner ne cite que rarement les Naturphilosophen43, on ne saurait déduire de ce silence relatif l’absence d’influence de ce courant philosophique sur le fondateur de l’anthroposophie. On trouve chez lui comme chez la plupart des Naturphilosophen une critique romantique de la domination humaine sur la nature et une grande admiration pour Paracelse et pour Böhme – que Steiner « classe » d’ailleurs parmi les mystiques dans son ouvrage Die Mystik am Anfang unserer Zeit, au sens où il s’agit sans doute pour lui d’une « mystique de la nature »44. Pourtant, la Naturphilosophie romantique ne me semble pas faire partie des fondements de l’écologie spirituelle steinerienne. Steiner s’intéresse davantage aux applications pratiques, dans la continuité du courant occultiste, qu’aux spéculations métaphysiques des théoriciens que sont les Naturphilosophen. Goethe a beaucoup plus intéressé Steiner pour sa théorie de la connaissance que pour ses liens à la Naturphilosophie romantique, qu’il a d’ailleurs critiquée. Et Schelling a fait l’objet d’une réception plutôt marginale chez Steiner. Le fondateur de l’anthroposophie critique le philosophe idéaliste pour avoir « cherché l’esprit dans la nature par la contemplation intellectuelle »45. Ce n’est qu’en 1916 que Steiner s’exprime plus positivement sur Schelling, le considérant comme un adepte de Böhme, comme un respectable représentant allemand de la tradition ésotérique occidentale. La Naturphilosophie devient alors pour Steiner « un courant oublié de la vie spirituelle allemande »46. Selon l’historien Helmut Zander, il n’existe, « historiquement, aucun chemin menant de Schelling à Steiner »47. La réception de la Naturphilosophie romantique a lieu d’après lui dans un contexte particulier, celui de la Grande Guerre et des années 1920, et constitue un « élément de la nationalisation de la théosophie de Steiner »48.
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Abordons à présent les conséquences pratiques et éthiques de la connaissance suprasensible de la nature évoquée ci-dessus, dans quelques domaines comme la médecine, l’agriculture et la pédagogie. C’est surtout après la Grande Guerre que Steiner se tourne vers ces applications concrètes, en intégrant les impulsions des Lebensreformer qui viennent gonfler les effectifs de la Société anthroposophique créée à Berlin en 1913. Il existe sans aucun doute des connexions entre l’anthroposophie et les expérimentations sociales (écologiques notamment) de la Lebensreform49. Au début du 20e siècle, certains lieux sont devenus des centres de la Lebensreform : Friedrichshagen, Worpswede, Hellerau, Darmstadt, le Monte Verità près d’Ascona… Martin Green50 qualifie l’esprit d’Ascona de « croyance en l’avènement d’un homme nouveau vivant en harmonie avec la nature, culte païen du corps, renouveau spirituel contre l’individualisme libéral et l’individualisme possessif dégénératifs. »51 Les domaines de la vie devant faire l’objet d’une réforme sont divers, de l’alimentation (végétarisme, produits issus de l’agriculture biologique…) à l’habillement (port de vêtements amples, en coton et en laine…) en passant par la pédagogie, la médecine (médecines naturelles…), la religion (recherche d’alternatives aux religions institutionnelles), l’organisation sociale, les pratiques corporelles, etc. Les liens entre écologie et Lebensreform apparaissent clairement dans l’ouvrage Ökologie und Lebensreform (1908) du philosophe Theodor Lessing (1872-1933), un ami d’enfance de Ludwig Klages qui a fondé la première association allemande anti-bruit en 1908. De nombreux théosophes et anthroposophes allemands sont issus de cette nébuleuse qu’est à l’époque la Lebensreform. Ils se réunissent dans des restaurants végétariens, évitent de manger de la viande et de consommer de l’alcool, portent des vêtements en coton brut et pratiquent l’eurythmie. Certains accomplissent également différents rituels au sein de la Communauté des chrétiens (fondée en 1922) et célèbrent en particulier quatre temps forts de l’année aux solstices et équinoxes : Noël, Pâques, Saint-Jean, Saint-Michel – ces quatre fêtes chrétiennes étant profondément liées à la respiration de la terre52. De même, les prières, qu’il s’agisse des prières d’ouverture de table remerciant la nature, notamment les plantes, pour ce qu’elles nous apportent, des prières à dire aux enfants ou par les enfants, et les textes méditatifs comme le Calendrier de l’âme, soulignent fortement les liens étroits unissant l’homme à la nature, aux éléments et aux saisons notamment.
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Pourtant, avant la Grande Guerre, la spécificité de l’anthroposophie l’éloigne quelque peu des mouvements proches de la Lebensreform ; cet isolement relatif s’explique sans doute en partie par la personnalité charismatique de Steiner, mais elle tient surtout au fait que Steiner cherche à pratiquer une méthode d’investigation « scientifique » dans sa recherche spirituelle et souhaite asseoir la scientificité de sa Geisteswissenschaft ; il refuse de ce fait d’être assimilé aux fantaisies non scientifiques à ses yeux de certains groupes, comme le cercle Sera de Eugen Diederichs53 par exemple. Son puritanisme l’éloigne en outre des artistes dansant nus sous les étoiles et autres naturistes. Le théosophe allemand se veut le garant d’une recherche scientifique sérieuse, et va rompre vers 1911-1912 avec Annie Besant et le mouvement théosophique en raison d’un différend sur Krishnamurti54. Steiner, qui donne une conférence en 1911 à Locarno, fera un bref passage au Monte Verità pour assister à une soirée musicale organisée par Ida Hofmann55, mais il ne recherchera pas vraiment le contact avec les monteveridiens, sans doute trop proches à son goût des théosophes d’Adyar. Enfin, le fondateur de l’anthroposophie part de prémisses différentes de celles de personnalités en vue au sein de la Lebensreform, qu’il s’agisse des prémisses chrétiennes du pasteur bavarois Sebastian Kneipp (1821-1897) qui a mis au point des thérapies aquatiques et des bains de pieds toujours populaires dans les pays germanophones aujourd’hui56, que des prémisses anti-chrétiennes de Ludwig Klages, dont l’ouvrage Mensch und Erde (1913) est une référence au Monte Verità57. Contrairement au pessimisme fondamental de Klages, Steiner croit au progrès spirituel et à la liberté individuelle. Sa pensée se rattache à un christianisme ésotérique qui consiste à libérer la nature des douleurs de l’enfantement58 en la rendant plus parfaite.
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La médecine anthroposophique, qui se développe à partir de 1920, se situe dans la tradition de l’homéopathie, de la médecine naturelle (Naturheilkunde) et de l’alchimie. Le médecin se doit d’approcher son patient dans sa globalité, en lien avec son environnement, son état psychique et son corps subtil : « De même que vous ne pouvez pas bien étudier une main séparée de l’organisme entier, il en est de même pour la rose qui, une fois cueillie, meurt. Elle n’est pensable qu’en lien avec tout le rosier enraciné dans la terre. Et il en est de même pour l’homme : si on veut l’étudier dans sa totalité, on ne peut pas se contenter de l’observer dans les limites de sa peau. »59 À l’instar de Paracelse, le médecin anthroposophe doit, pour soigner un organe malade, tenir compte du corps éthérique et de ses différents « fluides ». En effet, les organes proviennent de ce corps éthérique ; quand le foie est malade par exemple, cette maladie n’est que la manifestation physique d’un problème qui a sa racine dans le corps éthérique60.
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Ensuite, il s’agit de trouver par l’activité imaginative des concordances, des correspondances61 entre microcosme et macrocosme afin de découvrir les vertus thérapeutiques des plantes pour un organe précis. En développant à partir de la forme primordiale de la Urpflanze chaque espèce végétale particulière, il est possible de comprendre la nature spécifique de la plante et ses particularités, pour les mettre ensuite en relation avec l’être humain afin de connaître ses vertus médicinales : « Nous n’avons pas affaire à l’intentionnalité d’un sujet qui chercherait à s’abstraire d’abord du monde, à détourner son esprit de l’univers sensible pour créer ensuite des images inédites à l’intérieur de lui-même. Ce qui se donne à voir est plutôt un désir de “correspondre” concrètement à, et dans, la plénitude du monde, de l’homme et des choses, en un réseau de relations vivantes et intersubjectives, d’où l’aspect incarnationiste de cette tradition (…). »62 L’idée de correspondance est centrale pour Paracelse (et pour Böhme) comme dans la médecine anthroposophique. La théorie de la signature, répandue en Europe, de l’Antiquité jusqu’au 18e siècle, selon laquelle la forme et l’aspect des plantes est à rapprocher de leurs propriétés thérapeutiques, a été reprise durant la renaissance par Paracelse, puis par Steiner. En observant attentivement une plante, il serait possible d’y lire l’indication de ce qu’elle soigne. Steiner se réfère également à Paracelse en matière d’homéopathie. Pour la préparation des médicaments, Paracelse cherche en effet le principe actif, la « quintessence d’une plante » étant « si efficace qu’une demi-once opère plus que cent de la plante en son état naturel. »
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L’exploitation agricole fonctionne selon Steiner comme un organisme vivant dont les organes – le sol, l’eau, les terres agricoles, les plantes cultivées, les animaux, le paysan lui-même – interagissent harmonieusement. Il s’agit notamment de trouver un subtil équilibre « entre forêt, eau, terres agricoles, animaux : la juste répartition entre forêts et vergers, buissons et zones humides, confère au paysage agricole de bonnes prémices qui profiteront davantage à l’agriculture, même s’il faut réduire quelque peu les surfaces cultivables. »63 Cette juste répartition passe par la régulation des zones boisées et la présence, au voisinage d’une ferme, d’une zone humide riche en champignons, capable de fixer les bactéries et autres parasites.
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La connaissance de l’équilibre et de l’interdépendance des êtres vivants, ainsi que de la loi du donner et du prendre, devrait inciter l’homme à arrêter de détériorer son environnement à force de s’immiscer dans le domaine des forces naturelles, et surtout à cesser d’exploiter à outrance la nature, à cesser de seulement prendre, c’est-à-dire de piller. Dans les années 1920, Steiner s’inquiète de la dégénérescence rapide des produits dont l’homme se nourrit pour vivre et pense que si rien n’est fait, ils ne pourront bientôt plus servir à nourrir l’homme convenablement64. Des produits ayant belle allure qui remplissent l’estomac ne suffisent pas, ils doivent être d’une qualité telle qu’ils puissent « soutenir organiquement la vitalité intérieure de l’être humain ». Steiner met en garde contre les dangers d’une méthode agricole industrialisée, purement économique, visant le rendement et le profit, et contre l’utilisation d’engrais chimiques, les ammonitrates issus de la synthèse à partir de l’azote atmosphérique (par le procédé Haber Bosch). Il souhaite indiquer, à partir de sa recherche spirituelle, les moyens de remédier à la baisse de vitalité et au durcissement des sols, responsables de la dégradation de la qualité des aliments. Dans un cycle de huit conférences tenu en 1924, dans un grand domaine agricole de Silésie orientale, devant un public d’agriculteurs, de vétérinaires et de scientifiques, il fournit les bases de la méthode biodynamique. Ce Cours aux agriculteurs, qui a été imprimé dès 1925, tout d’abord pour un cercle interne puis pour tous, aborde notamment la question cruciale des pesticides, la manière d’éradiquer les parasites de manière naturelle et l’essence du compostage. Afin de stimuler la vie du sol sans l’appauvrir, l’engrais devrait être vivant et non mort : Steiner propose d’utiliser le fumier animal, un matériau végétal chargé de forces éthériques et astrales, et d’accroître son efficacité par des préparations biodynamiques.
Il est capital pour Steiner d’éveiller très tôt chez l’enfant un intérêt pour la terre considérée comme un organisme vivant avec lequel il se sente lié, pour ancrer, chez le futur adulte, une conscience environnementale qui lui permettra d’agir plus fermement à la préservation de la nature. Il s’agit, concrètement, d’enseigner la botanique non pas en observant un pistil au microscope, mais en faisant comprendre à l’enfant que le sol et la plante vont ensemble, en lui apprenant à regarder la terre comme un organisme et les plantes comme les « cheveux de cet organisme » : « Ainsi l’enfant a d’emblée le sentiment de se tenir sur un sol vivant comme sur un grand organisme, par exemple sur une baleine : Voilà un sentiment juste, qui conduit au ressenti humain de tout l’univers. »65 Steiner part du principe que si l’on présente en détail et de manière concrète aux enfants comment la plante enfonce réellement ses racines dans la terre, et si l’on place de manière juste l’animal à côté de l’homme, alors le futur adulte se tiendra correctement debout et se confrontera convenablement au monde. À titre d’exemple, au programme de la 4e classe (CM1), les élèves étudient la zoologie et abordent la physiologie de différents animaux, comme le lion, la vache et l’aigle, telle qu’elle est présentée par Steiner par exemple dans son Cours aux agriculteurs. En mettant en relation l’aigle avec la tête de l’homme, la vache avec son système métabolique (les membres) et le lion avec son système rythmique (cœur, poumons), l’enseignant cherche à sensibiliser les élèves à la vision anthroposophique de l’homme comme être tripartite possédant en lui, à l’état latent, les différents règnes animaux.
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Les conséquences éthiques d’une telle conception de la nature sont pour lui évidentes. La terre étant un être vivant, et sachant qu’elle est notre mère nourricière, comment ne pas la respecter ? Mentionnons seulement, ici, le respect du règne animal. L’homme portant en lui tous les règnes, y compris le règne animal, qu’il a dépassé en ce que pour lui, chaque souffrance est une occasion de se dépasser66, il est fondamental d’établir avec le règne animal une relation respectueuse et dénuée du seul désir de l’exploiter. Cela exclut bien sûr l’élevage en batterie des animaux.
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On trouve indéniablement chez Steiner les prémisses d’une pensée écologique ; même si la « catastrophe écologique » n’est pas considérée comme imminente dans les années 1920, la situation est considérée comme préoccupante et le fondateur de l’anthroposophie juge nécessaire de situer la réponse à ces problèmes dans le contexte d’une évolution des valeurs, en se détournant des valeurs matérialistes.
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Même si Rudolf Steiner n’a pas utilisé le terme « écologie » – concept forgé en 1866 par Ernst Haeckel, comme on l’a vu – ses propos sur l’homme, la terre et le cosmos, expriment une pensée cohérente sur les interactions entre l’être humain et son environnement. Cette pensée repose sur trois piliers fondamentaux : les sciences naturelles, le « goethéanisme » et l’alchimie. Elle considère l’humanité comme étant partie intégrante du cosmos (ou, en termes actuels, de l’écosystème planétaire) et développe une véritable éthique environnementale. En ceci, Steiner semble être un précurseur de l’écologie profonde : loin de poser la satisfaction des besoins humains comme finalité et d’attribuer au reste du vivant le statut de « ressource », il réinscrit les finalités humaines dans une perspective plus large, celle du vivant dans son ensemble. D’aucuns contesteront certainement à Steiner ce statut de précurseur de l’écologie profonde du fait que l’anthroposophie est, comme son nom le suggère, une pensée anthropocentrique visant la constitution progressive de l’homme-esprit et attribuant à l’homme une responsabilité particulière au sein du cosmos du fait qu’il est le seul être vivant capable d’utiliser sa souffrance pour évoluer. Au contraire, l’écologie profonde est une pensée biocentrique, centrée sur le vivant, pour laquelle la nature a une valeur indépendamment de l’homme. La finalité est-elle donc l’homme ou le vivant ?
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Cette question me semble perdre quelque peu son sens si l’on pense à la correspondance entre macrocosme et microcosme ainsi formulée dans la Table d’émeraude (Tabula Smaragdina) : « Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas ». Dans la pensée de Steiner, l’homme est en effet uni au macrocosme et à tout le vivant par la loi du donner et du prendre. L’évolution de l’être humain vers l’homme-esprit, sa spiritualisation progressive, implique la recréation par l’homme du rythme cosmique de manière consciente alors qu’il était vécu auparavant, de manière inconsciente, par un rythme extérieur à lui-même. L’homme devient ainsi véritablement créateur et une harmonie s’établit entre le rythme de l’homme et le rythme cosmique, au sein du vivant dans son ensemble : l’un ne prévaut pas sur l’autre. En ce sens, on peut dire que la véritable écologie commence par une pratique respiratoire consciente de ce que j’inspire et de ce que j’expire (pranayama dans la tradition indienne du yoga) et consciente du centre à partir duquel s’effectue cette respiration, qui peu à peu, par la pratique de la méditation, se rapproche et fusionne avec le centre de l’univers. Au cœur de cet exercice de respiration, se trouve la loi du donner et du prendre entre l’homme et le cosmos : l’homme reçoit l’air du cosmos, et lui rend l’air reçu.
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Steiner apparaît aussi et surtout comme un précurseur de l’« écologie spirituelle » – une notion de plus en plus utilisée actuellement67 – qui signifie chez le fondateur de l’anthroposophie d’une part que la nature qui nous entoure (et nous constitue), des étoiles du firmament à la matière organique sous nos pieds, est d’essence spirituelle (de l’esprit condensé), et d’autre part que le seul remède à la situation écologique planétaire préoccupante du début du 20e siècle – devenue catastrophique aujourd’hui, un siècle plus tard – est de développer un autre mode de connaissance permettant à l’être humain de « poursuivre l’évolution » en se dégageant d’une pensée abstraite, technicienne, pour atteindre une nouvelle conscience lui permettant de penser et de guérir le vivant par le vivant, de comprendre de manière concrète qu’il fait partie intégrante de la nature et que cette nature est de l’esprit consolidé, incarné dans la matière. Le développement de cette nouvelle conscience nécessite selon Steiner un travail intérieur. De la même manière que pollution psychique ou mentale et pollution de l’environnement vont de pair, méditation et médication, travail sur soi et guérison de la nature vont de concert. Et même si maintes assertions ou conseils pratiques de Steiner – qu’il a lui-même tirés de son activité imaginative, c’est-à-dire de sa « connaissance des mondes suprasensibles » – peuvent déconcerter, comme les méthodes qu’il propose pour améliorer la fertilité des sols en insérant le fumier dans une corne de vache et en l’enterrant tout l’hiver, il n’en est pas moins vrai que l’expérience lui donne souvent raison – ce dont témoignent le succès et le développement actuels de l’agriculture biodynamique. S’il est parfois difficile de les comprendre et de les accepter, on peut au moins être ouvert au caractère poétique de certaines images utilisées par le fondateur de l’anthroposophie ; je terminerai sur celle-ci, qui compare les sources aux yeux de la terre : « Là où existent les sources, la terre porte son regard loin dans l’espace cosmique. »68
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Notre but est de mettre à disposition des internautes (étudiants, professionnels de la santé et patients) les renseignements disponibles dans le domaine des médecines douces (en anglais, l’on parle de « complementary and alternative medicine »), au sein d’un concept global d’équilibre du terrain, pour qu’ils participent avec nous au débat ouvert sur la médecine de demain … dans une approche systémique de la santé, des symptômes et des remèdes !
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